Inventer un protectionnisme d'interposition

Avec le retour de Trump, l’Europe doit s’engager dans un protectionnisme d’interposition.

Le triomphe de l'injustice
5 min ⋅ 25/01/2025

L’Europe restera-t-elle passive face aux dangers que font peser la politique de Donald Trump pour l’économie et la stabilité mondiales ? Ou bien saura-t-elle anticiper les bouleversements qui se profilent et inventer une alternative soutenable aux formes de libre-échange pratiquées depuis les années 1980, partout rejetées dans les urnes ?

Tous les pays, on le sait, vont devoir très vite se positionner face aux menaces de barrières douanières agitées par le nouveau locataire de la maison blanche.

Cette accélération de l’histoire présente des risques, mais aussi l’opportunité de réinventer des relations économiques internationales à bout de souffle, pour peu que l’on comprenne la spécificité du moment actuel. 

Le programme du nouveau président s’inscrit certes à bien des égards dans la continuité des plateformes adoptées par le parti républicain depuis la campagne de Barry Goldwater en 1964, dont l’objectif a toujours été de démanteler le « New Deal » de Franklin Roosevelt. D’après Trump, les Etats-Unis n’ont jamais été aussi riche que sous la présidence de William McKinley (de 1897 à 1901), quand le gouvernement fédéral, avant la création de l’impôt sur le revenu, était réduit à la portion congrue. 

Milton Friedman avait en son temps tenu un discours similaire, voyant dans l’instauration de l’impôt sur le revenu en 1913 et sa montée en puissance (avec un taux marginal supérieur de 78% en moyenne de 1930 à 1980) une source d’appauvrissement considérable. Même s’il est peu probable qu’il y parvienne dans les quatre ans à venir, Trump se place désormais dans l’horizon d’une abolition pure et simple de celui-ci. 

En matière commerciale également, les continuités sont plus nombreuses qu’on le pense souvent. Même si le discours a évolué, les pratiques mercantilistes trumpistes ne sont pas si éloignées de celles de Ronald Reagan, qui avait au cours des années 1980 imposé des droits de douane de 45 % sur les motos japonaises, de 100 % sur les ordinateurs, les télévisions et les outils électriques nippons, ainsi que de 15 % sur les importations de bois canadien.

La Chine a remplacé le Japon dans la vindicte présidentielle ; Trump préfère recourir aux droits de douane plutôt qu’aux quotas d’importation dont Reagan avait fait un usage répété (y compris à l’encontre des pays européens) ; mais dans les deux cas c’est la même philosophie qui prévaut : une vision dans laquelle le chacun-pour-soi et la poursuite agressive de l’intérêt national constituent les véritables moteurs du progrès social. 

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Ces similitudes ne doivent cependant pas masquer la différence fondamentale entre le trumpisme et ses précédentes incarnations historiques. Conséquence de quatre décennies d’intégration financière et de l’importance grandissante des biens communs globaux (au premier rang desquels le climat), les choix économiques, fiscaux et commerciaux des Etats-Unis ont aujourd’hui une portée décuplée sur le reste du monde. L’« America First », souvent présenté comme isolationniste, constitue en réalité le premier programme national-libéral véritablement mondial dans ses ambitions et ses répercussions économiques.

Sur le plan fiscal tout d’abord, les lois votées à Washington affectent le reste de la planète comme jamais elles ne l’ont fait précédemment. Près de la moitié des actions des entreprises américaines cotées en Bourse sont aujourd’hui détenues par des non-résidents, contre 5 % dans les années 1980.

Quand l’Amérique baisse son taux d’impôt sur les sociétés, ce ne sont donc plus seulement les actionnaires états-uniens qui y gagnent au compte (via une augmentation des dividendes versées par ces entreprises ou une hausse du cours de leurs actions), mais également, désormais, les « 1 % » les plus riches du reste du monde. 

Alors que ces avoirs étaient négligeables il y a quarante ans, les ménages français fortunés possèdent ainsi aujourd’hui (via les différents intermédiaires financiers) presque autant d’actions américaines (pour environ 800 milliards d’euros) que d’actions du CAC 40 (1 000 milliards d’euros). De façon inédite, Washington exporte ainsi ses choix en matière d’inégalité au reste de la planète.

À cet effet direct vient s’ajouter celui, indirect mais plus puissant encore, du nivellement par le bas. Lors de son premier mandat, Trump avait réduit l’impôt sur les sociétés de 35 % à 21 % ; il envisage désormais de le ramener à 15 %.

La politique de subventions à grande échelle inaugurée par l’Inflation Reduction Act de 2022, nouveau visage de la concurrence fiscale internationale, est appelée à se poursuivre, mais métamorphosée : l’heure n’est plus au soutien aux industries vertes, mais à l’aide aux entreprises contrôlées par les alliés du nouveau pouvoir, dans la défense ou la tech notamment.

Quant à l’accord international de 2021 sur une taxation minimale des sociétés multinationales, il se trouve désormais sous assistance respiratoire, cible de la vindicte républicaine.

Le rythme de la course au moins-disant est sur le point de s’accélérer, avec sur la ligne d’arrivée le risque d’une disparition totale des impôts sur le capital et les revenus.

Le tableau est le même en matière climatique. Grâce à l’essor de la fracturation hydraulique, la production pétrolière américaine s’est envolée au cours des quinze dernières années.

Les Etats-Unis sont devenus le premier producteur mondial de pétrole en 2018 et exportateurs nets d’hydrocarbures en 2020, du jamais vu depuis la fin des années 1940, quand les infrastructures du reste du monde étaient en ruine. Mais cela ne satisfait pas M. Trump, qui a érigé l’exploitation tous azimuts en objectif cardinal de son nouveau mandat.

Comme dans le cas du dumping fiscal, cette politique peut rapporter gros à court et moyen terme pour le pays qui s’y adonne. Mais ce modèle de développement repose sur du sable, car il est à somme négative pour la planète dans son ensemble : les capitaux aspirés ici par les baisses d’impôt le sont au détriment du reste du monde, alimentant au passage la montée des inégalités ; le pétrole foré là vient entretenir le changement climatique, aux conséquences particulièrement graves pour les populations les plus vulnérables des pays les plus pauvres.

À terme, ces formes de dumping ne peuvent que générer des réactions d’une grande violence.

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Les Etats-Unis ne sont bien sûr pas les premiers à s’engager dans des formes de « compétitivité » internationale à somme négative, et c’est bien là le cœur du  danger : avec le retour de Trump nous entrons dans une zone d’accélération où la concurrence fiscale s’effectue sur des taux déjà très bas, dans des sociétés fragilisées par la montée des inégalités et les phénomènes de capture ploutocratiques, à un moment charnière dans la lutte contre le changement climatique, et alors que les interdépendances se sont multiplié et touchent désormais au cœur de nos démocratie.

Tout cela se finira-t-il par le même sommet inégalitaire et le même déchaînement de violence nationaliste et de conflits armés, à une échelle véritablement planétaire cette fois, qu’au début du 20e siècle ? 

Il y a urgence à repenser les relations économiques internationales, sereinement mais radicalement. L’approche la plus prometteuse consiste à instaurer ce que l’on pourrait appeler un protectionnisme d’interposition : une politique qui dévitaliserait et inverserait les forces de la concurrence fiscale, de l’inégalité et du chaos climatique. 

Dans cette nouvelle organisation de la mondialisation, les pays importateurs viendraient appliquer leurs lois par-delà leurs frontières afin de surtaxer de façon proportionnée les grandes entreprises sous-imposées à l’étranger et les milliardaires qui les possèdent.

Imaginons par exemple que Tesla ne paye pas d’impôt sur les sociétés ou de taxe carbone aux Etats-Unis, mais réalise 5 % de ses ventes en France. Bercy calculerait ce dont l’entreprise aurait dû s’acquitter outre-Atlantique si la loi fiscale française s’y appliquait – toutes les informations nécessaires à cette estimation sont disponibles – et collecterait 5 % de cette somme. De même, la France viendrait se substituer aux Etats-Unis pour taxer Elon Musk à proportion de la part de sa richesse qui peut être attribuée à l’Hexagone (part que l’on peut estimer à 5 % dans la mesure où sa fortune provient pour l’essentiel d’actions Tesla). 

Ce protectionnisme d’interposition serait aussi un protectionnisme de désescalade, car, à la différence de tarifs douaniers traditionnels, on peut en attendre une dynamique vertueuse. À mesure que les pays de consommation viendraient collecter les impôts éludés dans les pays étrangers, les États de ces deniers n'auraient plus de raison d’offrir quelque largesse fiscale que ce soit. À la course au moins-disant, on verrait ainsi se substituer une course au mieux-disant. 

Contrairement à une idée reçue, l’extra-territorialité n’est pas l’apanage des grandes puissances. Bien sûr, un protectionnisme d’interposition coordonné aux frontières de l’Union européenne accélérerait dramatiquement la course au mieux-disant. Mais il n’est pas nécessaire que toute l’Europe se mette d’accord : un pays seul peut conditionner l’accès à son territoire au respect de normes fiscales minimales – comme c’est déjà le cas dans d’autres domaines, par exemple en matière phytosanitaire – et montrer ainsi la voie aux autres nations. 

Cette nouvelle approche des relations économiques internationales permet non seulement d’endiguer les dangers du trumpisme en venant contrer les forces du dumping généralisé ; elle offre surtout une alternative soutenable aux formes de libre-échange pratiquées depuis les années 1980, largement discréditées.

Il s’agit de notre meilleur espoir d’enclencher une nouvelle dynamique de coopération internationale – seul horizon prometteur pour l’avenir de la planète – et d’enrayer les forces funestes du nationalisme, avant qu’elles n’emportent tout.

Le triomphe de l'injustice

Le triomphe de l'injustice

Par Gabriel Zucman

Gabriel Zucman est un économiste français spécialiste des inégalités, de la fiscalité et des paradis fiscaux. Professeur à l’Université de Californie à Berkeley, il analyse les dynamiques du capitalisme mondial et propose des réformes pour une économie plus juste. Ses travaux influencent le débat public et les politiques fiscales internationales.